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La guerre civile frioulane

Le Frioul, terre natale de Fiore dei Liberi, n’a pas été épargnée par les engagements militaires constants qui ont frappé l’Italie au cours des dernières décennies du XIVème siècle.

La guerre civile qui a déchiré la région au cours des années 1390 nous fournit de précieuses informations sur la vie et la carrière du maître d'armes frioulan.

 

 

Contexte

Le Frioul est une région atypique, à l'origine fondée par les tribus celtiques lors des invasions progressives des romains puis des lombards. Plus qu'en tout autre endroit en Europe, cette mixité culturelle se ressent encore aujourd'hui : les habitants parlent une langue unique, le frioulan, qui est liée à l’italien mais néanmoins distincte de celui-ci.

 

La région était d'abord centrée autour de l'ancienne ville d'Aquilée, d'origine celtique et romaine, puis de Cividale, qui devint ensuite son chef-lieu. Au 14ème siècle, le patriarcat d'Aquilée était devenu un duché (comprenant Trieste, l'Istrie, la Carinthie, la Styrie et Cadore) constitué comme un domaine d’administration religieuse et politique et qui est d'ailleurs devenu le plus grand diocèse du Moyen-Âge.

 

Du fait de sa position géographique particulière, aux confins de l'Italie (extrême nord) et en même temps très proche de l'empire romain germanique tenu par l'empereur, la région entretint un lien privilégié entre deux cultures permanentes, source de riches échanges culturels.

 

 

Histoire

Le patriarcat, en tant qu'ancien évêché (fondé par Saint-Marc), entretenait depuis toujours une relation perpétuellement déséquilibrée avec Rome.

En effet, les patriarches du diocèse ne cessaient de monter le pape et l'empereur l'un contre l'autre afin d'obtenir les avantages des deux partis pendant des siècles en faisant miroiter à l'un comme à l'autre une possible appartenance régionale.

En 1077, l'empereur octroit à la région l'autorité ducale, l'érigeant ainsi en duché, à la manière des autres provinces du saint empire romain germanique.

Au XIIème siècle, le pouvoir des patriarches commence à décliner et, au début du XIVème siècle, des tremblements de terre ainsi que des catastrophes répétées finirent par réduire la population d'Aquilée à quelques centaines d'habitants.

 

Le siège de l'évéché fut alors transféré à Udine (chef-lieu actuel) et commença à subir de plus en plus de pressions de la part de l'autorité papale demandant le rattachement de la circonscription.

 

En 1378, le grand schisme d'Occident voit la présence simultanée de deux papes en Europe : Clément VII résidant à Avignon et soutenu par le roi de France ainsi que le saint Empereur romain germanique, et Urbain VI résidant à Rome.

 

En 1381, lorsque le pape Urbain VI (souverain pontife de Rome) nomme Philippe d'Avençon (deuxième fils du roi de France Charles II et ancien archevêque de Rouen) comme patriarche, des conflits éclatent et donnent lieu à ce que l'on appelle la guerre de succession du patriarcat d'Aquilée ( 1381-1388).

Les deux principales factions qui s'affrontèrent dans la région étaient alors Udine (soutenue par la puissante ville de Venise) et Cividale, la ville natale de Fiore (soutenue par le nouveau patriarche ainsi que par le royaume de Hongrie).

Ce conflit s'inscrit dans un contexte d'affrontements plus général entre guelfes (partisans de la souveraineté papale) et gibelins (partisans de la souveraineté impériale).

 

En effet, bien que Cividale et la plupart des villages ruraux aient finalement décidé de se soumettre à la décision papale, la ville d'Udine a résisté.

La raison en est toute simple : depuis plus d'un siècle, le peuple d'Udine jouissait de nombreux privilèges spéciaux, notamment, si ce n'est de l'autodétermination, une grande influence sur l'élection du patriarche. Les notables de la ville, refusant de reconnaître l'élection de Philippe par le pape, commencèrent à se rebeller et de nombreux membres de la noblesse frioulane se joignirent à Udine pour défier le pouvoir du pape et manifester leur désapprobation quant à la nomination du patriarche sans leur consentement.

 

La ville devint ainsi le point de ralliement des « anti-Rome » et commença à organiser une armée dirigée par un chef local du nom de Federigo da Savorgnan.

 

Fiore dei Liberi est arrivé à Udine six mois après le début des troubles et s'est adressé au conseil municipal pour lui proposer ses services.

Le fait qu'il milite pour Udine contre sa ville natale est, selon certains, une preuve supplémentaire indéniable en faveur de l'argument selon lequel la maison Dei Liberi a acquis son statut de noblesse en 1110 par l'empereur Henri V.

Ce serait donc par devoir de loyauté et d'allégence que le maître frioulan prend parti dans ce conflit...

 

Les procès-verbaux de la ville en date du 3 août 1383 indiquent ainsi qu'un certain «maestro Fiore de Cividale, dimicator» («escrimeur») demandait la citoyenneté et cette demande a été acceptée par Federigo da Savorgnan (*1).

Un mois plus tard, Da Savorgnan et le conseil municipal le chargent de superviser les équipes de balistères (chargés de l'entretien et du maniement d'une baliste) installés sur les remparts et défendant la ville aux points stratégiques.

Le «magister Fiore» (appellation qui nous montre qu'il était déjà un maître d'une certaine réputation, alors qu'il était dans la trentaine) a également pour tâche d'examiner et de réparer toutes les armes de l'arsenal municipal et plus précisément « les grandes arbalètes (*2) et autres armes à lancement de flèches [ sagitamenta ] » (*3)

 

Bien que les détails des combats qui ont suivi soient maigres, Dei Liberi a sans doute joué un rôle important dans sa défense, car il existe toujours aujourd'hui à Udine une rue qui porte son nom. Un document d'archives daté de 1384 indique en outre qu'il a été affecté à une compagnie militaire en tant qu'éclaireur.

 

La dernière mention de Magister Flor, dimicator dans les archives municipales provient d'un autre document de 1384 déclarant qu'il était l'un des 354 citoyens nommés comme gardiens de la paix dans tout le Frioul, rattaché à la ville de Gemona (*4). Dans ce rôle, il avait pour mission d'assister les autorités en place (seigneurs et capitaines) pour le maintien de l'ordre et de la tranquillité publiques en veillant à ce que la justice pénale soit appliquée à tout contrevenant ou transgresseur. Après cela, il n'est plus fait état de lui à Udine.

 

Peu de temps après la date de ce document, Francesco di Carrara, gouverneur de Padoue, a été amené à statuer sur une trêve entre Udine et son patriarche : Udine, menacé par la grande force militaire de Padoue, accepta finalement de se soumettre.

 

Fiore dei Liberi a donc pu croire que son travail (et ses opportunités) étaient terminés et il aurait alors pris la route pour chercher de l'avancement ailleurs (on le retrouve un peu plus tard dans les registres municipaux de Pavie). Il s'agit là d'une hypothèse comme une autre, en l'absence de documents permettant de relier les évènements. L’ironie étant que la trêve conclue s’est rapidement effondrée et que la guerre civile frioulane n’a réellement pris fin qu’en 1390, où elle s'est achevée par l’épuisement total de la région et la dissolution du patriarcat lui-même.

 

 

  1. Archives municipales d'Udine, Deliber. Consilii Civit. Utini, v. VII, c.208 : 1383. Die lune tertio Augusti. Utini in consilio. Magister Flor de Civitate, peritore dimicator in Vicinum Terre, cum capitulis, alias observatis et D. Federigus de Savorgnano, fuit-sculpteur.« 1383, mardi 3 août, Udine

     

  2. Balestre grande: ces armes faisaient environ deux fois la taille d'une arbalète à main ordinaire. En raison de leur taille, elles devaient être maniées reposant sur un support stable. Elles étaient principalement utilisées pour la défense des fortifications et avaient une portée utile proche de 200 verges (à peu près 180 mètres).

     

  3. Archives municipales d'Udine, Deliber. Consilii Civit. Utini, v. VII, c.239: 1383. Le 30 septembre à Consilio Terre Utini délibérément, nous nous en sommes tenus, et nous sommes en train de parler. eciam que habent Fraternitates.

     

  4. Archives municipales d'Udine, Annales , vol. VII, c. 78: Anno 1384, ind. VII.

Sources:

- archives municipales de la ville d'Udine
Haegen, Anne Mueller von der; Strasser, Ruth F. (2013). "Between Papacy and Empire – the Interminable Conflict between Guelphs and Ghibellines". (
ISBN 978-3-8480-0321-1)

- Museo archeologico nazionale di Cividale del Friuli

http://www.museoarcheologicocividale.beniculturali.it

Francesco Barbaro, Patrizio veneto e patriarca di Aquileia, Udine, Casamassima, 1984
- Gregory D. Mele, "The Frioulan Civil War", 2014